Les rivets

Les premiers écrous "pirates" ont été découverts sur la plaque de renforcement du support d'arbre, dès la dépose du réservoir effectuée; ils remplaçaient, selon toute probabilité, des rivets défaillants. Suivirent aussitôt quelques autres écrous sur le renforcement de l'axe de safran.


Les premiers écrous "parasites"
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Il semblait donc logique de penser que ces parties, qui correspondent à de proéminences sous la coque, aient été l'objet d'un choc sous lequel quelques rivets auraient cédé.
Toutefois, afin de ne pas en oublier, nous nous sommes attaqués à l'enlèvement total du mastic qui recouvrait la partie interne de la coque au-dessous de la ligne de flottaison.
Bien que nous ne sachions pas si cela existait en 1959, ce mastic ressemble vraiment à du mastic cellulosique, se détache, parfois, par plaques entières, surtout quand il est imbibé d'huile, et ne sert, dès lors, qu'à accumuler l'humidité.
A l'endroit spécifique des rivets, sous le mastic et sur tout le pourtour du fond de coque, une couche de goudron se trouve présente et semble également d'origine.
Elle était recouverte d'une couche étanche de ce qui resemble à de la résine epoxy grise métallisée, comme en témoignent les nombreux morceaux retrouvés.
Cette résine est très dure et très difficile à enlever...

Une fois le compartiment arrière complètement décapé, nous avons pu faire venir notre spécialiste es-rivets, Philippe, chaudronnier aéronautique.
En effet, la construction par rivets n'existe plus dans le domaine naval, remplacée par des techniques beaucoup plus rapides, et nous avons dû nous tourner vers l'aéronautique, seul secteur qui utilise encore largement (pour le moment) le rivetage.
Las, loin de nous rassurer (nous pension pouvoir traiter définitivement le problème les jours suivants), cet homme de l'art se mis à nous parler de bain de sel en fusion, de congélation, de structure moléculaire et de chaîne du froid à partir des ateliers d'Air France...
En effet, si les rivets en aluminium pur se frappent à froid, ceux utilisés en aéronautique sont en duralumin ( Alu + 4 % de Cuivre + 1% de Magnésium + 0.5% de Manganèse + traitement thermique) pour éviter tout couple électrochimique avec les éléments de la carlingue et permettent cette trempe provisoire.
Il semble d'ailleurs probable que la coque soit également en "Dural" , la construction en aluminium pure étant relativement rare (faible résistance mécanique).

Nous vous épargnerons les divers détails et anecdotes mais nous avons appris que les rivets, s'ils ne sortent plus de la forge comme leurs prédécesseurs du Titanic *, sont au préalable "ramollis" par un bain de sel en fusion qui modifie leur structure moléculaire. Ces bains sont entretenus en permanence dans les divers ateliers de maintenance aéronautique car ils nécessitent plusieurs heures avant d'atteindre leur température de fonctionnement.
En cas d'intervention en extérieur, et c'est notre cas car nous ne nous imaginons guère amener le Tarpon entre deux Jumbo Jets à Orly, les rivets sont sortis du bain de sel et aussitôt trempés et congelés afin de figer cette modification moléculaire. C'est cette solution qui sera donc choisie, en espérant que nous ne briserons pas la chaîne du froid afin de ne pas réduire à néant une opération assez lourde.
Une fois les rivets "décongelés", nous disposerons de 7 à 10 minutes pour les frapper avant qu'ils ne deviennent à la fois très dur à frapper et moins résistants. Cette opération se fait à l'aide d'un marteau pneumatique (du moins en cas de grand nombre de rivets), d'un tas de carrossier et d'une bouterolle si l'on souhaite donner une forme de demie-sphère à la partie non-finie du rivet.
Dans le cas présent, les rivets ne présentent pas cette forme et semblent simplement frappés à plat; ils s'agit en effet, dans l'immense majorité des cas, de rivets à "têtes fraisées" ce qui sous-entend un fraisage (à 100°) de tous les trous des rivets... Nous sommes admiratifs à la pensée du travail nécessaire pour construire une telle coque comparé à l'heure qu'il faut pour "torcher" une coque polyester actuelle!

A noter qu'il existe une autre façon de procéder, plus empirique mais plus pratique, et qui nous fut révélée par des anciens "choumacs de l'aéro" : une trempe temporaire peut être obtenue après chauffage des rivets pendant une minute à 450°C en les plongeant simplement dans de l'eau.
Dernière "truc du métier", la mesure de la température adéquate se fait à l'aide de savon de Marseille (et seulement de Marseille, bonne mère!) qui prend une couleur "noir rubis" facilement identifiable à la bonne température. C'est probablement cette méthode qui fut utilisée lors de la construction du Tarpon, du moins nous l'espérons (voir plus loin)...

Afin de ne pas recommencer plusieurs fois cette opération assez lourde, il nous a semblé absolument nécessaire de vérifier tous les rivets présents sur le Tarpon (facile à dire, mais quand on sait que, rien que pour la liaison fond-côtés de la coque, il y a un rivet tous les centimètres, le total à vérifier ressort à plusieurs milliers!), c'est à dire, au préalable, de débarrasser tout l'intérieur de la coque de son mastic...

Une vraie "partie de plaisir" avec ses coins et ses recoins et l'utilisation exclusive d'outils "manuels" (spatule, burin plat, tournevis plat, etc...).
Notons qu'il est théoriquement proscrit de travailler l'aluminium avec des outils en métaux ferreux pour éviter que des micro-particules de l'outil ne s'incluent dans l'aluminium et ne créent ainsi un couple électrochimique qui se traduirait immanquablement par une corrosion galvanique.
Notons toutefois que cela reste théorique et que les mèches utilisées lors de la fabrication n'étaient certainement pas en aluminium ou en zinc...
En pratique, nous avons fabriqué artisanalement un burin plat et un tournevis plat en aluminium qui se sont révélés assez efficaces pour mener à bien ce type de travail.


Un rivet tous les centimètres sur tout le pourtour de la coque, entre autres
...


Le décapage avance, avec son lot de découvertes...


Et trois de plus...


Le caisson de dérive comporte 140 rivets et "seulement" 5 écrous parasites, dont 3 visibles sur la photo...


Le fond de cockpit, encore recouvert de mastic...


Le même "gratté". On remarquera les traverses de commande de boîte démontées et la trappe ouverte révélant une baille avant complètement goudronnée.


Après un travail fastidieux qui s'étalera sur plusieurs semaines (pour cause d'ampoules dans la paume de la main), nous aboutirons à un total de 56 rivets remplacés par des vis, disséminés selon une répartition qui semble, à première vue, totalement aléatoire... Nous avons donc dû remettre en cause notre théorie du choc et ne savons pas vraiment pourquoi ces rivets ont été remplacés, si ce n'est qu'ils devaient, au minimum, fuir.
En fait, nous aurons une réponse partielle lorsque nous aurons retiré les vis "parasites"; allongés sous la coque, nous avons alors découvert (avec horreur) deux têtes de rivets qui dépassaient du plan de coque et qui ne tenaient qu'à la grâce de dieu, ou, plus exactement, qu'avec l'aide de la peinture... Nous y reviendrons plus loin.

Une fois les vis dénombrées, il convient de préparer les surfaces en commençant par mettre l'aluminium à nu autour des trous de rivets.
Si cela est très facile à l'intérieur de la coque en utilisant un touret "rouge" (en vente dans toutes les grandes surfaces de bricolage), il a fallu faire fondre le goudron qui recouvrait les oeuvres vives (Butagaz, bec large), avant de le retirer avec un couteau de peintre (inox), puis de procéder au nettoyage à l'aide de toluène (particulièrement dans les fraisages, afin de ne pas y laisser d'impuretés).


Les trous sont repérés puis repercés en 6.35 mm.


Une fois les surfaces propres, on reperce les trous (ici, pour les plus gros, en 6.35 m, norme américaine pour l'aviation et taille standard maximum) que l'on doit ensuite traiter à l'Alodine 1500 (dilué à 2 bouchons dans un litre d'eau). Comme ses soeurs 1201 (dorée) ou 1001 (version transparente), l'Alodine 1500 nécessite un rinçage abondant et même plus (voir peinture de la coque en aluminium). Toutefois, cela concerne les surfaces à préparer de taille conséquente.
Dans le cas présent, les chaudronniers aéronautiques se contentent d'imbiber les trous de rivets avec un coton tige, puis de laisser sécher l'Alodine diluée (entre 10 minutes et une heure). Cette pratique est d'ailleurs corroborée par différentes notices techniques de service aéronautique (www.hydroair.com, par exemple).


Alodine, PR 1436 et Epocast, les trois mamelles du rivetage...

A cette étape, et il convient d'en tenir compte dans le timing, les choses s'accélèrent; les rivets sont, soit décongelés, soit chauffés "à l'ancienne" puis trempés, mais n'offrent, de toute façon, qu'une plage de travail assez limitée dans le temps. Pour cette raison, on procède par petite série d'une dizaine de rivets à chaque fois.
Ils sont alors sciés à la bonne longueur, ébavurés et enduits de mastic d'étanchéité bi-composante "aéro" appelée familièrement "PR quatorze trente-six".


Les rivets de 6.35 mm, livrés déjà "alodinés 1201", sont sciés à la bonne longueur.
De même que les différents produits spécifiques, ils ne "traînent" plus partout dans les ateliers d'aviation et il faut donner la référence précise de l'avion en cause (et de l'opération menée) avant de les obtenir, à l'exception des "grandes visites", durant lesquelles l'avion est complètement mis à nu et tous les produits sortis lui sont alors imputés...


Le mastic bi-composante PR 1436, inhibiteur de corrosion (polymérisation bichromate), destiné à assurer l'étanchéité des rivets (Le Joint Français).
De couleur gris métallisé, il a exactement le même aspect que certains morceaux trouvés dans la coque. Toutefois, ces derniers sont durs et cassants alors que le PR 1436 reste souple...
Celui-ci offrant également une excellente protection contre la corrosion due à des couples galvaniques, nous l'utiliserons ultérieurement pour le montage des pièces en inox sur l'aluminium...


Bien mélanger et ne pas hésiter à préparer une quantité suffisante; de toute façon, en aéro, on jette le reste de la boîte à la fin de la journée car les normes sont draconiennes; quand on connaît le prix des produits...

Ensuite, "il n'y a plus qu'à" les mettre en place et les mater au pistolet à frapper pneumatique équipé de sa bouterolle. Avec des rivets fraisés, on utilise une bouterolle et un tas plats, le pistolet frappant à l'intérieur de la coque et le tas se trouvant côté fraisage, c'est à dire à l'extérieur de la coque..
L'opération se décompose souvent en deux phases (rapprochement des tôles d'alu par une frappe juste à côté du rivet, puis matage du rivet) et fait appel à deux personnes (à moins d'avoir des bras de deux mètres de long!) au langage à la fois concis et sonore, les tôles et la forme de la coque amplifiant très bien le bruit du pistolet...
Bien menée, l'opération ne nécessite que quelques secondes.
Toutefois, et comme bien souvent, vous aurez compris que la préparation est une phase bien plus longue mais prépondérante dans le résultat final!


"Appel! Prêt! Trrr! Tape!Trrrrrrr, Trrr! C'est bon!"


Le langage n'a guère changé entre le riveteur et le teneur de tas. La façon de faire non-plus, hormis le fait que les rivets étaient chauffés à blanc. Vous trouverez ici le témoignage d'un ancien riveteur ayant participé à la construction des navires de 1923 à 1972.


"Et voilà le travail!" Comme on le voit, la frappe a fait tomber des saletés au fond de la cale. Au premier plan, une des vis (d'origine celle-la!) qui maintient le porte-étambot; elle demande à être nettoyée, voire traitée contre la corrosion...

Les rivets étant mis en place, on peut procéder à l'étanchéité intérieure de l'assemblage. Pour cela, on utilise de l'Epocast 167 A/B , une résine époxy, très fluide et très légère, à fort pouvoir adhérent.

 

Une fois tous les écrous parasites remplacés, il est largement temps de se demander pourquoi les rivets ont rompu. Une légère corrosion est présente sur les têtes de rivets récupérés, mais elle ne suffit pas à expliquer la rupture. Elle a probablement dû intervenir après la-dite rupture.
Nous avons alors interrogé des chaudronniers aéronautiques et ceux-ci ont été unanimes; la rupture est due à la frappe des rivets hors-période post-trempe.
Soit ceux-ci ont été frappés sans avoir été trempés au préalable (hypothèse inquiétante qui déboucherait probablement sur la découverte de nouveaux rivets cassés), soit ceux qui ont cassé ont été frappés trop longtemps après la trempe.
Frapper un rivet dans de telles conditions revient, de toute manière, à frapper "à froid" un rivet en dural, c'est à dire quand il est dur et cassant (écrouissage).
Le rivet, frappé dans de telles conditions, devient très fragile...

A suivre...

* Il semblerait que le naufrage du Titanic soit aujourd'hui imputé à la rupture des rivets de coque sous la pression et non au déchirement de la tôle par l'iceberg comme souvent cité. Ceux-ci auraient été fragilisés par une frappe à chaud trop violente ayant pour conséquence un taux de carbone trop élevé; c'est du moins la thèse qui ressort de l'analyse des deux rivets remontés à la surface.